Pourquoi dès lors déjà conjecturer la fin ? Ces jeunes dieux du théâtre ne devraient-ils pas se sentir encore immortels ? Non. Par cette boutade presque nonchalante, FC Bergman condense sa poétique, une poétique fondée sur un sens aigu de la finitude, sur le concept que chaque existence porte en soi les germes de sa disparition. C’est pourquoi il faut vivre aussi intensément que possible : ici et maintenant, sans compromis – avant qu’il ne soit trop tard.
En septembre, ils fêteront leur cinquième anniversaire, un véritable lustre. Stef Aerts, Matteo Simoni, Thomas Verstraeten, Bart Hollanders et Marie Vinck se sont rencontrés pendant leur formation dramatique à l’Institut Artesis, l’ancien Studio Herman Teirlinck. Le technicien de plateau Joé Agemans est devenu membre du noyau artistique du « Foute Club » (club de mauvais aloi) après De rotsebreker (le briseur de rocher), la première production qu’ils ont montée après leur formation. De rotsebreker était une fusion insolite de scènes de Het leven en de werken van Leopold II (La vie et les œuvres de Léopold II) d’Hugo Claus et de Fort Europa de Tom Lanoye. Le texte de Claus était joué pour la circonstance sur le mode grotesque, avec des scènes musicales de bas étage, un éléphant gonflable et des figurants maquillés de noir qui jouaient les « nègres » – une farce régulièrement interrompue par de sobres fragments des textes de Fort Europa. Après ces prémices, FC Bergman décide de ne plus être un « club de mauvais aloi », mais une compagnie de théâtre. En 2008, une partie de l’équipe porte à la scène De thuiskomst, une adaptation anarchiste de la pièce The Homecoming (Le Retour) d’Harold Pinter. C’est au sommet d’une énorme montagne de déchets divers que se déroule le drame familial de Pinter, d’habitude si flegmatique. Flegmatique ? FC Bergman massacrent le « décor », roulent avec des voitures sur la scène et se servent sans vergogne d’un patois grossier. Rageur et féroce, De thuiskomst démonte le public et s’empare du prix du jeune théâtre du festival Theater Aan Zee 2009 à Ostende. La même année, Monty invite toute la compagnie en résidence. Au cours de cette année, FC Bergman monte plusieurs performances de petite envergure ; celle qui s’avère signifiante pour leur course artistique future est surtout Voorproef op fragmenten van een nieuwe wereld (Avant-goût de fragments d’un nouveau monde), qui renoue avec De rotsebreker sur le plan stylistique. Voorproef est une installation, se composant d’une série de machines de théâtre. FC Bergman le construit une semaine durant, et l’investit solennellement et le septième jour en présence du public. Une création miraculeuse, au cours de laquelle des moutons volent dans les airs et des étoiles tombent du ciel, promet au départ un monde idéal, faisable, jusqu’à ce que les machines tombent en panne... La course surréaliste de cet « avant-goût » appelle à être répétée. Et cela se fait de façon magistrale en 2009 dans une production au nom impossible, Wandelen op de Champs-Elysées met een schildpad om de wereld beter te kunnen bekijken, maar het is moeilijk thee drinken op een ijsschots als iedereen dronken is (Se promener sur les Champs-Élysées avec une tortue pour mieux observer le monde, mais il est difficile de boire du thé sur un iceberg quand tout le monde est ivre). Le spectacle, librement inspiré de la Divina Commedia de Dante, connaît sa première dans l’ancienne Bourse du commerce néogothique proche du Meir, à Anvers, et frappe le champ théâtral flamand de stupeur par son ardeur indomptable, son immédiateté physique crue, sa poésie baroque et son envergure audacieuse. Cinq personnages s’exercent à l’immortalité. Ils errent sur une scène géante comme des foutriquets, chacun avec sa propre stratégie pour conjurer la mort. L’enchaînement de tableaux fait appel à divers médias : le jeu dramatique, la pyrotechnique, la performance et la chorégraphie font bombance ensemble. Le spectacle est littéralement « grandiose » : une grue de plusieurs mètres sur la scène, la marionnette dont la taille dépasse celle d’un homme et l’action dramatique qui se joue sur les balcons latéraux appellent plus d’une fois l’œil du spectateur vers le ciel. L’événement est suffisamment éblouissant pour nous faire charitablement passer l’éponge sur les nombreux ratages techniques et dramaturgiques. Là, dans l’ancienne Bourse du Commerce, naît la perception que FC Bergman est un assemblage excitant d’électrons libres – une perception qui gagne à être revue cinq ans plus tard.
Car un lustre plus tard, les six sont toujours jeunes, et FC Bergman n’a rien perdu de son tempérament ni de ses ambitions. Mais l’expérience de DIY (Do It Yourself) des dernières années a porté des fruits. L’amateurisme charmant a laissé place au professionnalisme technique, le bricolage expressément récalcitrant à une maturité plus raisonnée. FC Bergman s’est imposé plus de rigueur. L’énergie bouillonne sans discontinuer, mais elle ne se répand plus sans but en tous sens et se concentre plutôt consciemment sur une ambition centrale : cerner la vie dans tout son tragique, de façon de plus en plus aiguë, précise et impitoyable. Cela s’appelle : apprendre le métier. Cela s’appelle : devenir adulte.
Se battre contre des moulins à vent
On distingue souvent deux « pistes » dans l’œuvre fraîchement éclose FC Bergman. D’une part, les spectacles basés sur des textes, comme De thuiskomst, ou l’autre pièce de Pinter, Het verjaardagsfeest (L’Anniversaire) mise en scène par Stany Crets au festival Theater Aan Zee 2010. Dans cette dernière le texte de Pinter est remanié en une farce loufoque et grotesque, représentée dans la cantine d’un club de canotage ostendais. D’autre part, les spectacles monumentaux et muets tels que Wandelen op de Champs-Élysées… ou la production de circonstance 300 el x 50 el x 30 el, créée en l’espace de quelques semaines pour le festival Antwerpse Kleppers 2011. Pourtant, ces deux pistes divergent moins qu’il n’y paraît à première vue. Que les spectacles soient portés par le texte ou l’image, c’est la même conception de la vie qui est à leur base : un existentialisme tragique, dans lequel l’homme se bat sans espoir contre les moulins à vent de son existence. C’est un combat à armes inégales, car la vie n’est pas malléable – dans le meilleur des cas, il n’en existe que la volonté, quand volonté il y a. Pourtant l’être naïf essaie de combattre son destin, contre toute logique. Ce faisant, il se cogne la tête contre les murs, tombe, se relève et recommence. Dans De thuiskomst, le wonderboy Teddy s’imagine s’être libéré de ses racines marginales, mais celle illusion vole brutalement en éclats. Dans Wandelen op de Champs-Élysées…, le « Grutier » tourne proprement dans son palonnier jusqu’à ce que, dans une tentative d’atteindre la femme de ses rêves, il se mette à courir et la force centrifuge le fait voler, à la fois enchaîné et libre. C’est dans cette dernière donnée que réside la composante essentielle de l’œuvre de FC Bergman, un pendant nécessaire qui rend supportable cette sombre image de l’homme : la reconnaissance de la beauté de chaque tentative (d’évasion). Cette beauté de la répétition impuissante génère une signifiance qui fait FC Bergman dépasser le nihilisme déterministe : l’inanité de l’existence s’imprègne de la foi dans le combat de l’homme pour trouver de la signifiance. En mettant cette beauté en images, la compagnie tend tendrement la main au commun des mortels. Et cela a un effet cathartique. Nul besoin de dépasser cette purification : la condition humaine n’est pas attaquée, aucune proposition combative n’est proposée pour la rendre supportable. Les déclarations politiques ne sont pas le propre de la compagnie – FC Bergman ne tient pas à frapper le public en plein visage, mais à la « tuer doucement, avec une histoire qui traite du monde entier, de tous les pays, compréhensible pour tous les publics ». Un récit qui remonte le moral… sans moraliser.
Attention ! Spectacle dangereux
Ce récit existentiel, FC Bergman l’analyse sous des formes constamment autres, imprégnées de leur prémisse intrinsèque : la réalisation de l’impossible, la beauté de la tentative. Une chorégraphie avec des dizaines de figurants, comme dans Wandelen op de Champs-Élysées… ? Jouer sur une montagne de déchets, comme dans De thuiskomst ? Mettre une forêt entière de pins sur la scène, comme dans 300 el ? Contre toute logique, FC Bergman bâtit des constructions impossibles, flirte avec les limites du pensable et du réalisable. Les spectacles doivent être dangereux, doivent garder le spectateur assis sur la pointe des fesses. Pas nécessairement à cause de la prouesse physique, mais pour l’incorporation d’éléments à risques ou d’une marge importante d’imprévisible. Pourquoi ? Parce que le spectateur a droit à quelque chose d’unique, un événement impossible à reproduire. Le théâtre en tant qu’événement – cela fait penser aux performances des années soixante-dix, où le corps et sa présence directe étaient au cœur de l’action. Mais pour FC Bergman, ces moments de danger sont loin d’être l’ingrédient principal. Ils sont encastrés comme de petites déflagrations perturbantes dans un univers esthétiquement circonscrit qui se rapporte plutôt, dans son aspiration à la beauté, aux années quatre-vingt. Les « moments de performance » sont les dérèglements de la vie, des tentatives de briser le cadre établi. Le « flou artistique » aliénant est, l’espace d’un instant, réduit en pièces par le côté direct de la réalité. Pas dans le sens de réalisme, mais dans le sens de vérité : ce qui se passe ici et maintenant, avec un corps vivant, d’une proximité intense. En combinaison et en contraste avec le monde sublime qui était auparavant si soigneusement construit, ces « échappées » frappent durement, et laissent le spectateur bouche bée.
De quoi se composent ces moments de danger authentique ? Le plus évident est le style de jeu dramatique brutal de FC Bergman. De thuiskomst a beau imposer un cadre dramaturgique sévère, on y boit et on y fume à volonté, ce qui rend le jeu plus leste, plus nonchalant, edgy. Les bagarres entre les personnages, dans Wandelen op de Champs-Élysées – indiquées par une didascalie laconique : « se ficher mutuellement une solide raclée » – ont débouché sur des contusions et des hématomes. Outre ce jeu cru et physique, d’autres choix formels indiquent le désir de franchir les limites. Le choix de travailler avec des animaux, des enfants ou des amateurs, par exemple. Les scènes bestiales dans Wandelen op de Champs-Élysées suscitaient l’indignation, mais l’imprévisibilité des « acteurs » animaux introduisait le facteur de risque souhaité. Dans la chorégraphie de masse du même spectacle, des dizaines de figurants essayaient ensemble d’accomplir une danse laquelle des enfants de sept ans côtoyaient des vieillards de soixante-dix-sept ans. La synchronie était loin d’être réussie, mais qu’importe – c’est la tentative qui compte. Enfin, la recherche du danger se traduit encore le plus clairement, chez FC Bergman, par leur choix conséquent de jouer du théâtre hors les murs. Le lieu du spectacle s’en trouve non seulement coéquipier, mais aussi coauteur. Une production sur une plage déserte de l’île de Terschelling raconte une autre histoire que celle que raconte le même spectacle joué sur une friche industrielle d’Amsterdam. Le concept d’un spectacle a beau être défini à l’avance, une fois que FC Bergman atterrit dans le lieu choisi – ce qui ne se passe souvent que quelque quatre semaines avant la première – tout est ouvert, tout peut et doit être repensé. Faire une tournée sous-entend recréer, par définition. En fin de tournée, le résultat est un éventail de variations du même spectacle. Et la scène du théâtre ? Elle est peut-être bien le lieu par excellence, car c’est là qu’apparaissent le plus de codes visuels à transgresser. Et la scène est donc elle aussi jouée par FC Bergman comme un lieu hors les murs. Pour que les gens voient ailleurs et autrement, pour que leur champ de vision s’élargisse, pour que leur regard soit capturé.
Les années soixante-dix, les années quatre-vingt ? Bien évidemment, les membres de FC Bergman sont aussi des enfants de leur époque. Cela se lit entre autres au montage en forme de collage de leurs spectacles et à l’éclectisme de leurs sources d’inspiration – qui vont de Camus à Walt Disney, de Lars von Trier à Pina Bausch, de la pornographie à la Bible etc. FC Bergman surfe sur la vague gigantesque de la génération Y, une génération qui a tout, peut tout, s’arroge tout. Dans leur atelier pend, et ce n’est pas par hasard, une carte du monde sur laquelle se dessine leur conquête imminente du globe… Examinons aussi les diverses constellations du groupe. FC Bergman se compose de six différentes personnalités dont les propres projets divergent au possible et vont du cinéma aux arts plastiques en passant par le théâtre et la télévision. La quantité d’impulsions qui reflue vers la compagnie ne peut qu’être féconde, mais la combinaison des caractères et des carrières s’avère aussi explosive. Explosive, et de là… limitée dans le temps. C’est pourquoi les fruits de cet arbre florissant doivent être cueillis aujourd’hui. Et c’est pourquoi FC Bergman s’empare avidement de toutes les occasions qui se présentent : sans tergiverser, sans réfléchir, voracement et insatiablement.
Au-delà du romantisme
Il était temps de le faire, aussi. L’image d’enfants turbulents et de casse-cou qu’ils avaient acquise surtout avec Wandelen op de Champs-Élysées…, commençait à leur coller désagréablement à la peau. Rock’n’roll rules, mais la projection romantique de la fureur de vivre de ces « jeunes loups » trouble peu à peu la vision que l’on se fait de leur démarche. Qui plus est, les limites physiques et mentales ont été atteintes : pour la production que FC Bergman avait en tête, un opéra de grande envergure basé sur la fable animale Van de Vos Reynaerde (le Roman de Renart), il n’était plus possible de travailler sans structure permanente. Le passage vers la Toneelhuis s’imposait pour pouvoir croître tant sur le plan artistique que technique. La production 300 el x 50 el x 30 el de 2011 a servi d’essai pour les deux parties. FC Bergman a bâti un village entier sur la scène, avec sa grande place et un bois de pin à l’arrière-plan. Le village vit dans l’angoisse d’un déluge imminent – ses habitants adoptent d’étranges comportements frisant la psychose. Le public voit ce qui se passe à l’intérieur des maisons sur un grand écran, par le biais d’une caméra sur rails qui couvre tout le village et épie les personnages à l’intérieur. Le projet était saugrenu, mais FC Bergman a réussi à persuader toute l’équipe technique du théâtre du Bourla pour réaliser cette impossibilité. Et de ce fait, Guy Cassiers est un homme averti : il sait qui il fait entrer dans sa maison. Mais cet homme averti est peut-être aussi un homme secrètement tranquille. Il y a peu de chances que FC Bergman s’amadoue à la Toneelhuis. Mieux vaut s’attendre – ou même espérer – à ce que les six fassent trembler les fondations de la grande maison.
Evelyne Coussens pour Toneelg(e)ruis - digitaal