J’aime recommencer à zéro.

Un entretien avec Dirk Roofthooft sur Bezonken rood (Rouge décanté), le côté aventureux des monologues et l’amour des langues étrangères

Bezonken rood, un monologue de Dirk Roofthooft d’après le roman du même nom de Jeroen Brouwers, a connu sa première à Rotterdam en 2004. Entre-temps, Dirk Roofthooft a joué ce spectacle plus de soixante-dix fois, et en trois langues différentes : néerlandais, anglais et français. La saison 2009-2010 verra Rouge décanté continuer sa tournée à succès en France, et la version espagnole connaîtra sa première à Madrid.

Bezonken rood est l’histoire poignante d’une relation perturbée entre une mère et un fils. Brouwers raconte comment, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’enfant qu’il était a été interné avec sa mère dans un camp de concentration japonais. Quelles ont été les réactions du public ? Étaient-elles identiques dans les nombreux lieux où tu as joué entre-temps ?

C’est bien entendu aux Pays-Bas que les réactions étaient les plus émotionnelles. Ce que raconte Brouwers fait partie de l’histoire des Pays-Bas, et l’histoire colle à la peau de ses habitants. Après le spectacle, les gens venaient me prendre dans leurs bras, la morve au nez. À Rotterdam, le spectacle se jouait sur une scène de plain pied. Le public était donc tout proche et pouvait de ce fait facilement se mouvoir sur la scène après le spectacle. Certains m’étranglaient presque, d’émotion, de gratitude, de douleur, aussi. Je me souviens aussi qu’une fois le spectacle terminé, il a fallu aider à se lever certains spectateurs, pétrifiés dans leur fauteuil. Un homme, un Indonésien des Moluques, a quitté la salle un quart d’heure avant la fin. Je l’entendais hurler comme un loup dans le couloir. L’impact était énorme. Le fait que ces événements, qui se sont déroulés voilà soixante ans, soient encore aussi vivaces, m’a choqué. Je suis un enfant de l’après-guerre – je suis né en 1959 – et je ne peux que m’imaginer ces horreurs. À La Haye, il y a eu un silence de 12 minutes avant que les applaudissements n’éclatent. J’avais convenu avec les techniciens de ne redonner de la lumière qu’au moment où les applaudissements commencent. Ainsi, les spectateurs pouvaient se remettre de leurs émotions dans le calme. Mais à La Haye, douze minutes !! C’est incroyablement long. Presque comme pour un enterrement. Pour moi, cela a été le moment le plus émouvant de toute la série. Puis les applaudissements sont venus, et ils ont été très courts. Quelque chose de très vrai s’est passé. Quelque chose revenait vers moi avec une grande puissance. Aucun applaudissement, aussi enthousiaste soit-il, ne peut égaler ces longues minutes de silence. Applaudir est un code, un comportement prescrit et c’est bien moins fort et dangereux que ce silence absolu.

Tu as joué la première en présence de l’écrivain. Comment a-t-il réagi ?

Jeroen Brouwers n’est venu voir que le jeudi qui a suivi la première. Les gens du théâtre m’avaient demandé si ce serait bien qu’il soit assis au premier rang pendant la représentation. Je sais qu’il a une respiration difficile, et je l’ai donc banni au troisième ou au quatrième rang. (rit) J’étais nerveux. Brouwers affirme parler de sa mère de façon très négative et être indifférent à la beauté à la suite des expériences traumatiques qu’il a vécues dans les camps japonais. Il a même refusé de mettre une photo de sa mère dans un livre récemment édité. Et il est vrai qu’il y a beaucoup de haine dans Rouge décanté, mais aussi beaucoup d’amour, je trouve, et beaucoup de sens de la beauté. Quand, à la fin du livre, il écrit que « rien » ne se passe au moment où sa mère est enterrée et qu’il décrit alors ce « rien » comme quelque chose « qui n’est pas même une aiguille de pin qui tomberait dans l'eau pour y flotter d'une certaine manière, de telle façon que dans les ondes légères j'aurais pu lire une parole magique » c’est pour moi du pur Walt Disney, très touchant, romantique, même. Toujours est-il que, dans le spectacle, je n’ai pas tablé seulement sur la haine, mais aussi sur l’amour pour la mère. C’est pourquoi j’attendais sa réaction avec nervosité. Lorsque je lui ai parlé après la représentation – et pour la première fois – je lui ai dit : « Monsieur Brouwers, d’après moi vous parlez de haine de la mère et d’indifférence à la beauté et l’amour, quand vous n’en pouvez plus. » Avec son flegme légendaire, il m’a répondu : « Hé bien, mon petit monsieur Roofthooft, je me trouve drôlement transparent. »(rit)

[…]

Tu as joué déjà le spectacle en trois langues, la quatrième va suivre. Comment procèdes-tu pour apprendre le texte dans une langue étrangère ?

Je lis la traduction et je souligne tout ce que je ne comprends pas. J’indique aussi ce qui me semble mal traduit, bien que mes connaissances linguistiques soient limitées. J’essaie d’expliquer au traducteur ou à mon professeur ce que signifie un mot donné, en néerlandais. Cela exige beaucoup de temps. Dans Bezonken rood, cela commence par le titre. « Bezonken » est intraduisible. Le titre français Rouge décanté ne parvient pas à rendre toutes les acceptions de bezonken rood en néerlandais, pas plus que l’anglais Sunken Red. « Bezonken » se rapporte naturellement à « zinken », sombrer, et à « bezinken », décanter, mais aussi à la transition du rouge au violet au noir, au vieux sang, aux sombres rêveries, à un certain état d’esprit. Je demande à tous les gens de mon entourage qui parlent espagnol comment il ou elle traduirait Bezonken rood. Je me concentre au début très fort sur les aspects grammaticaux que je ne comprends pas, par exemple pourquoi, en français, on dit « beaucoup de choses » et pas « beaucoup des choses ».Parfois je n’apprends que deux phrases par jour et je consacre le reste de la journée à l’étude grammaticale. Je veux pouvoir maîtriser cette autre langue aussi bien que possible. C’est d’ailleurs une occasion pour moi de l’apprendre. Le genre des mots, en français par exemple, est très difficile, pour moi… et me paraît inconséquent. En m’intéressant ainsi aux détails, je me laisse griser par la beauté de cette langue qui m’est étrangère. Ensuite, j’apprends le texte par cœur. Je reprends chaque jour ce que j’ai appris la veille. Au début, cela va vite et aisément, mais lorsqu’on en arrive à d’abord répéter quinze pages, pour ensuite apprendre du nouveau texte, cela devient difficile. Répéter ce que l’on connaît ou devrait déjà connaître exige constamment plus de temps, et le gain de chaque jour devient plus petit. Il s’agit dès lors de ne pas verser dans la panique. À partir de là, je me mets à compter en pourcentages. Je compte toutes les lignes du texte : cent pour cent. Et je calcule combien de pourcents il me reste à faire par jour.

Pourquoi tant de minutie ?

Il faut bien atteindre ma date butoir ! Ce n’est pas toujours une bonne chose, car je m’occupe alors plus du but que du voyage. Je répète d’abord le texte sans manipulations dans un espace vide, chaque jour, pendant des heures. Puis arrive le moment où je le débite en présence d’un professeur de la langue en question. C’est toujours un pas en arrière : quand quelqu’un vous regarde, la qualité en prend un coup. Ce professeur vous rend alors conscient des positions de votre bouche et de votre langue. Une fois qu’on a maîtrisé les positions correctes, nous commençons à répéter dans le décor et avec les attributs. Se concentrer sur ce nouvel environnement entrave souvent la connaissance du texte. Il faut toujours incorporer à nouveau. Naturellement, une bonne partie de cette connaissance s’emmagasine inconsciemment dans mon cerveau. Parfois, il n’y a aucun progrès pendant des semaines, et puis, soudain, tout paraît aller très vite.

Chaque langue impose-t-elle sa propre emphase, ses propres accents ?

Certains passages deviennent plus beaux en traduction. Ils se chargent de nouvelles significations. Et ces significations, je les reprends quand je joue à nouveau le texte en néerlandais. Je trouve l’anglais plus poétique et par là-même plus distant que, par exemple, le français. L’anglais me fait jouer d’une certaine façon, avec plus de distanciation vis-à-vis du matériau. Non pas parce que ce n’est pas ma langue natale, car je ne sens pas cette distance en français. En français, je trouve les passages où le personnage parle de sa maîtresse Lisa plus beaux qu’en néerlandais ou qu’en anglais. On dirait que ces passages, en français, sont plus accentués, qu’ils ont plus de relief, alors qu’il n’y a pas un mot de plus. Le thème de Lisa a un plus grand impact sur le tout. Mes phrases favorites sur l’immobilité du personnage, à la fin de la pièce, sont par ailleurs les plus fortes en néerlandais. Je ne peux pas les dire de façon aussi forte en anglais ou en français. Essayer de répéter cette puissance n’a aucun sens. Je trouve fascinant que les langues vous forcent dans des coins où votre propre imagination ne vous conduirait pas.

[…]

En quelle langue l’image est-elle la plus cruelle ?

Pour une raison ou une autre, l’image est la moins cruelle en anglais. Ce qui est très poétique pour moi en anglais, c’est quand le protagoniste souhaite que « Lisa amollisse les durillons de son corps ». À cause de la répétition du mot soft. En français, il est difficile répéter tendre dans différentes positions grammaticales. Peut-être est-ce aussi parce que je trouve le mot soft très beau. Le mot favori de Jan Fabre est vulnérabilité : un grand mot qui vous en met plein la bouche, pour indiquer quelque chose de fragile. Un mot compliqué. Cela me fait souvent penser au poète russe Brodsky : il est convaincu que le son, le rythme et la mélodie font émerger une signification. Il conseille parfois à ses traducteurs d’accorder moins d’importance à la signification pour privilégier la rime, par exemple. La teneur suivra bien le son. Brodsky est donc parfois mal traduit, dans le but de servir la rime ou l’allitération. Son mot préféré, wodorosli, veut dire « algue ». Les sons traînants confèrent à ce mot quelque chose de mélancolique, que le mot néerlandais zeewier, ne possède pas. […]
Il s’agit, tout compte fait, de découvrir le secret d’une langue. Quel est le lit d’une langue ? Comment décrit-elle ses méandres ? Il ne faut surtout pas faire un calque du néerlandais. J’essaie d’expliquer aux traducteurs aussi bien que possible ce dit le texte original. Mais j’ai aussi appris, au fil des ans, à m’en remettre à ce qui est dit dans la nouvelle langue. Il n’existe pas de manuel pour traduire un poème. La langue est une intruse, envahissante. Une fois émigré aux États-Unis, Brodsky n’a plus écrit en russe. Il ne pouvait plus former d’images en russe, parce que l’Amérique, et la langue anglaise, étaient devenues son biotope.

Comment réagit-on à l’étranger ?

Il est encourageant de constater que partout dans le monde, ce spectacle provoque les mêmes réactions. Les gens ne sont pas si différents que ça : les mêmes choses leur font de la peine, les mêmes émotions les touchent. […]
La plus belle réaction du public était à laquelle j’ai assisté à Saint-Nazaire (France) le 30 avril. Vers la fin, je dis : « Cet événement se déroula le 30 avril 1945, j’eus cinq ans ce jour-là. » Un peu plus tard, une femme âgée a dit tout bas : « C’est aujourd’hui ». J’ai senti passer une vague d’émotion chaleureuse à travers toute la salle. Comme si tout le monde voulait dire à Jeroen Brouwers : « Bon anniversaire ! » Et soudain, le spectacle parlait vraiment d’aujourd’hui, et plus du passé. J’ai joué cette représentation comme un hommage à l’écrivain, dans sa maison au milieu des bois du Limbourg.

Les réactions du public t’apprennent-elles quelque chose ?

Ces réactions sont importantes pour le spectacle que vous êtes en train de jouer. Mais il ne faut pas pour autant essayer d’obtenir les mêmes réactions du public le soir suivant. Le public définit en grande partie, soir après soir, comment sera la représentation, et c’est d’autant plus vrai pour un monologue. Car dans un monologue, il n’y a pas de partenaire physique sur la scène, c’est le public qui remplit ce rôle. Le public est la personne à qui l’on s’adresse. Soir après soir, le partenaire définit comment je joue. Les spectateurs peuvent façonner et diriger une représentation, et même la faire évoluer dans un sens qui ne vous plaît pas. Mais si c’est dans le bon sens, il ne faut pas essayer d’analyser pourquoi ça a marché et le reproduire. Il faut jouir soi-même du moment, sans plus.

[…]

Le monologue est la plus excitante des interactions avec le public, si je peux employer ce mot. En tant qu’acteur, on ne fait jamais autant appel au public que dans un monologue. C’est là que réside la schizophrénie du monologue : le monologue n’en est jamais un. C’est un dialogue avec le public. Sauf que votre partenaire ne vous donne pas la réplique en direct. Mais il est très présent. Si on tousse beaucoup dans la salle, cela m’irrite terriblement, et cela se remarque à mon jeu. Ainsi, votre personnage change malgré vous. Et puis, abstraction faite du public, ma conception du texte change de soir en soir. Je découvre encore de nouvelles significations. Parfois, dans le jeu, un rapport que je n’avais pas encore remarqué s’éclaire. J’essaie de jouer le personnage de façon aussi ouverte que possible. Le jugement final doit être porté par le public. Un jour, après la représentation, une amie est venue me voir et s’est mise à pleurer. Elle est mère de deux enfants. Brouwers décrit comment, à cause de ce qu’il a vécu dans les camps de concentration japonais, il ne peut plus assister à un accouchement. Il ne peut voir la naissance que comme une mutilation du corps féminin, comme si on avait tiré avec une arme à feu sur son bas-ventre. Cette amie s’était toujours faite une idée romantique de la présence de son mari à la naissance de ses enfants, mais soudain, elle la trouvait terrible : elle voyait l’horreur d’une naissance par les yeux d’un homme. Une histoire pareille, je l’emporte dans mon jeu pendant une semaine. Comme pour le Moluque qui est parti en pleurant. Ces images resurgissent quand je suis en train de jouer. Je sais très bien ce qui est écrit dans le texte et où je veux aller avec le spectacle, mais en même temps, je veux aussi rester ouvert à tous ces vécus et ces influences.

Consigné par Erwin Jans

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