Entretien avec Benjamin Verdonck

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Performance, théâtre d'objets, marionnettes, votre théâtre associe des formes de représentation différentes. Comment le définissez-vous ?

Il m'est très difficile de le définir précisément et cela me convient tout à fait d'être hors catégories. Je ne peux que dire pourquoi et comment j'ai inventé ce spectacle que chacun est libre de mettre dans la catégorie de son choix. Je dirai simplement que c'est un duo entre moi et mes objets dans lequel je voulais parler du temps parce que je trouve que tout va trop vite de nos jours. Je voulais aussi sortir d'un certain manichéisme qui oblige à être pour ou contre. Je voulais imaginer une troisième voie pour ne pas prendre systématiquement position, pour offrir une possibilité de contemplation dans un temps suspendu. Je vois ce travail comme un moment d'arrêt qui permet à l'imagination de prendre le pouvoir.

 

Quel était votre désir initial ?

Depuis très longtemps j'avais envie de faire un spectacle que je pouvais emporter avec moi dans une caisse. C'était un rêve d'enfant né d'une rencontre avec le cirque de Calder, rempli de petits personnages car ce que j’aime chez lui c'est la dimension ludique de son travail, son côté enfant qui perdure à l'âge adulte. C'est un éternel chercheur. Je crois au côté subversif du jeu et de l'invention. Du coup, la première maquette que j'ai imaginée faisait un mètre carré à l'intérieur duquel j'ai inventé des mouvements. Je l'ai transporté chez des amis pour jouer un spectacle en miniature. Ensuite j'ai élargi les proportions car je voulais jouer devant une soixantaine de personnes. Une autre motivation était de construire quelque chose d'abstrait pour que les spectateurs entrent dans une autre dimension sans rapport avec le monde extérieur au théâtre, sans rapport avec leurs propres histoires personnelles. Une autre de mes influences est Malevitch. Les petits triangles sont la figure abstraite la plus simple et je cherchais qu’il n’y ait aucune référence à des objets existants. Ce sont d'abord des formes créées par trois lignes qui, grâce à leur forme triangulaire, peuvent se mouvoir.

C'est vous qui les manipulez ?
Je les fais circuler de cour à jardin dans mon petit théâtre grâce à un système de fils que je tire et qui crée une chorégraphie. Pour moi, mes objets « dansent ». Mon petit théâtre est vraiment minimal, il a pour dimension la superficie d’une table, mais il a aussi des cintres et des coulisses.

Avant l'arrivée de vos « interprètes » en carton, il y a un petit prologue sans eux. Pourquoi ?

J’informe le spectateur que quelque chose dans cet endroit où nous sommes réunis va se passer. C'est une sorte de mise en condition puisque j'utilise un objet, en l’occurrence une chaise, qui devient sous les yeux du public autre chose, qui a une vie propre à laquelle on s'attache. Mais cet objet est un objet de la vie quotidienne, un objet utilitaire, reconnaissable, comme la bouteille de Coca Cola qui l'accompagne. À l’inverse, mes triangles de carton n’appartiennent pas à la même catégorie puisqu'ils ne servent à rien, ils n'ont pas de lien direct avec les spectateurs. Et cependant ils vont aussi prendre vie.

 

Pourquoi utilisez-vous du carton ?

Parce que c'est un matériau très simple qui a sa propre énergie. Je ne suis pas très attentif à ce qu'on appelle la qualité d'un matériau et je privilégie toujours ce que j'attends de lui quand nous allons travailler ensemble : sa force, sa souplesse parfois, sa mobilité, la facilité de le mouvoir, sa poésie quand il est en mouvement. Pour le carton, je pouvais le découper facilement, très vite, faire plusieurs tentatives les unes à la suite des autres. C'est aussi un matériau « pauvre » que les enfants utilisent facilement. J'aime l'idée que cette pauvreté soit transcendée par le travail que je fais, par l'illusion que je crée avec eux. Et c’est aussi un matériau « fragile » dont je prends un grand soin, car je prends soin de mes interprètes. D’ailleurs, ils ont des petites boîtes spéciales pour eux qui les protègent de deux dangers qui les menacent : les aléas des transports et les variations de température auxquelles ils sont très sensibles. Cela me demande une grande attention et une grande vigilance car nous avons déjà fait plus d'une centaine de représentations et je dois vérifier sans cesse avant les spectacles qu'ils sont dans une forme excellente pour éviter les accidents. J'aime beaucoup ce rapport très attentif, très minutieux que je dois instaurer avec mes objets. C'est un jeu entre moi et mes objets. J'aime cette attention, surtout quand je travaille avec des objets qui ne sont par des objets rares et chers mais des objets simples et « pauvres ». Le bois qui constitue mon petit théâtre de marionnettes est aussi du bois de seconde catégorie, assez brut.

 

Avez-vous le sentiment que ces petits triangles de carton sont vos partenaires, comme pourraient l'être d'autres comédiens avec qui vous partageriez un plateau ?

Je vois la différence entre un acteur et mes petits cartons, donc le rapport n'est pas le même. Cependant nous avons beaucoup joué ensemble eux et moi, et donc je les sens vivants, je les connais, et de temps en temps, ils me font des blagues et se rebiffent... Quand je les trouve très bons, quand ils dansent très bien, je suis fier d'eux. À plus de clarté, je dirais qu’à l'intérieur de la partition que j'ai écrite et que je veux respecter très fidèlement chaque jour, comme doit le faire un bon musicien, il peut y avoir de très petites variations. Je peux affiner un mouvement, ralentir un peu, accélérer un peu, modifier pour réparer de petites erreurs de conception dont je m'aperçois au fur et à mesure des représentations.

 

Pouvons-nous alors dire que vous êtes marionnettiste autant que chorégraphe ? Artisan autant qu’artiste ?

Dans le sens où je donne vie à mes petits triangles inanimés certainement. Mais vraiment ce qui me motive c'est de proposer un jeu que je partage avec les spectateurs. Je sens parfois qu'ils ont les mêmes inquiétudes que moi quand je manipule. Ils s'angoissent pour les mêmes raisons que moi : « Pourvu que ce fragile petit bout de carton ne flanche pas... » Je propose des tentatives, des essais, des exercices, je propose une métaphore de ce que je crois être un travail d'artiste, avec des risques, des envies d'aller plus loin. Et en amont, ou avant d’entrée en scène, quand je fabrique mes objets, je suis un artisan. J'aime faire voir comment je travaille tout en travaillant. Je ne me cache pas, je manipule à vue, chaque spectateur comprend comment je travaille, quelle est ma technique. Je crois que c'est aussi cela qui crée l'émotion chez les spectateurs.

 

Cette émotion vient peut-être aussi de la façon dont vous « prenez le temps » dans vos spectacles ?

Je crois que chaque spectacle doit avoir son propre temps. Je pouvais très bien imaginer un spectacle de deux heure trente, une sorte de performance qui allongerait le temps au maximum, ou un spectacle plus court qui parle du temps sans l'allonger. Au début du travail, c’est la seconde possibilité qui est apparue immédiatement comme la plus évidente. Je n'étire pas le temps, je prends le temps de la chorégraphie que j'ai imaginée.
 

Et dans votre rapport au temps et à la précision, est-ce que ce travail a nécessité un temps de préparation conséquent ?

Beaucoup de temps. Autant la façon de faire bouger les objets n'a pas pris beaucoup de temps, autant les déplacements ont été longs à mettre en place. Comme je m'étais mis des contraintes - très petit décor, cartons fragiles, manipulation avec des ficelles - il a fallu le temps de résoudre ces contraintes successives. En fait, j'ai écrit une vraie partition chorégraphique, presque mathématique. Je me suis inspiré des spectacles et des écrits de Anne Teresa De Keersmaeker qui fait un travail minutieux et qui est dans un rapport très fort de la danse à la musique. Et si c’est un axe qui a été très important pour moi, je dirais aussi que je m’en suis un peu éloigné car parfois je me laisse guider par le rythme de la musique que j'ai dans la tête. Et pour ne pas être dans la facilité, je n’ai mis aucune musique, aucun rythme extérieur aux mouvements dans le spectacle. Je crois que les spectateurs sont surpris au début du spectacle par l’absence de son puis lentement ils entrent dans cet univers silencieux. Rien ne nous dérange sauf le bruit des oiseaux ou le bruit des ficelles qui glissent. Tout un univers se crée à partir de ces légers bruits et cela facilite la concentration du spectateur. Une concentration qui est appuyée par le fait que nous ne sommes pas très nombreux, l’audience est réduite. Je sais qu’au-delà de cent spectateurs, la concentration du public face à mon minimalisme est plus difficile à construire.

 

Entretien réalisé par Jean-François Perrier.