L’esprit est quand même une chose très particulière

Jouer. Interpréter. Se produire sur scène. On le voit chaque jour sur scène. Mais pour l’acteur en question, qu’est-ce que cela représente ? Que signifie le fait d’être sur scène ? En janvier 2014, en pleines répétitions de Hamlet vs Hamlet, An-Marie Lambrechts s’en est entretenue avec Abke Haring. « On est son propre instrument », affirme l’actrice et femme de théâtre. « Ce qu’on dit doit venir de soi, de ce qu’on est, pas d’ailleurs ou de derrière soi. On est ce qu’on dit. »

En septembre 2014, Abke Haring a remporté le Theo d’Or 2014 (meilleur rôle principal féminin) pour son interprétation dans Hamlet vs Hamlet.

Abke Haring est un cas à part. Depuis 1997, cette jeune femme – 35 ans – d’origine néerlandaise est active en Belgique de manière quasiment ininterrompue. Aussitôt après avoir achevé ses études au Studio Herman Teirlinck, elle joue dans des mises en scène de Luk Perceval. Peu de temps après, elle joue dans des spectacles de Lotte van den Berg, de Josse de Pauw et de Guy Cassiers. Chemin faisant, son teint pâle, la noirceur de ses cheveux et surtout l’intensité de sa présence sur scène en font une apparition remarquée dans le paysage théâtral. Entre-temps, elle écrit et interprète ses propres œuvres : Nageslachtsfarce/genocide, Kortstond, HOOP, Linoleum/speed, HOUT, FLOU, TRAINER…

 

En janvier 2014, nous menons un entretien en plusieurs épisodes à propos du jeu d’acteur : elle répète Hamlet vs Hamlet dans une mise en scène de Guy Cassiers. Elle interprète Hamlet. Tom Lanoye a écrit un nouveau texte : son Hamlet est continuellement sur scène. La part de texte du protagoniste n’est pas négligeable. Abke étudie et répète. Elle m’avoue suer sang et eau pour apprendre ce rôle. Je lui demande si écrire et jouer allaient de pair chez elle dès le début, dès ses études au Studio Herman Teirlinck.

 

Abke Haring : « Cela a commencé bien avant pour moi, dès l’école secondaire. Au cours de néerlandais, on m’a demandé d’écrire des choses et d’en faire la lecture. Il s’est avéré que je n’étais pas mauvaise et que j’avais su intéresser les professeurs. C’est alors, et plus tard au studio aussi, que j’ai découvert la possibilité de combiner l’écriture et la parole, de prononcer mes propres mots sur une scène de théâtre. Et que cela puisse devenir ma “profession”.
J’ai toujours écrit. Plutôt que des griffonnages personnels, je considérais ces écrits comme de la poésie. Les premières années au Studio Herman Teirlinck étaient réellement inscrites sous le signe des farces et des plaisanteries, en compagnie de Chiel Van Berkel, Manou Kersting, Stef Bos… Il s’agissait uniquement de qui serait le plus comique. Qu’y a-t-il en effet de plus génial que de parvenir à faire rire quelqu’un ? C’était du cabaret. Mais ce n’était pas ce que j’avais choisi. J’avais passé les auditions pour le département théâtre, et je me suis retrouvée dans celui des arts de la variété, alors que j’étais venue là avec la conviction de vouloir faire du théâtre. Du coup, je n’ai jamais rien écrit de sérieux jusqu’à Nageslachtsfarce/genocide, en dernière année. Je pensais couper les ponts de la sorte. J’en étais même sûre. En même temps, ce texte – qui parlait de la maladie mentale d’une mère – n’était pas seulement sérieux, mais très drôle aussi. Je cherchais une nouvelle manière de pouvoir tout montrer : la douleur, mais aussi la force et l’humour. J’y ai trouvé le langage en tant qu’arme. »

 

Vous voyiez-vous à l’époque comme une actrice qui allait interpréter ses propres textes ?

 

Abke Haring : « Non, je ne me suis jamais vue comme actrice, et à vrai dire, toujours pas à ce jour. Je comprends de mieux en mieux de quoi il s’agit, parce que ça fait onze ans que je joue. Mais durant ma formation, je n’ai presque pas eu des cours d’interprétation ; à peine trois semaines avec Mark Verstraete, et c’est tout. Du reste, il y avait beaucoup de cours de musique, comme avec Wannes Van de Velde. Et de dramaturgie, avec Gommer Van Rousselt. »

 

Vous dites qu’entre-temps vous savez ce que jouer signifie, pouvez-vous préciser ?

 

Abke Haring : « Pour moi, cela signifie s’exprimer le plus clairement possible sur scène, au sens littéral et figuré. Littéralement, prononcer le plus distinctement possible et savoir ce qu’on dit. Il s’agit d’avoir un lien évident avec ce qu’on dit. On est son propre instrument. Ce qu’on dit doit venir de soi, de ce qu’on est, pas d’ailleurs ou de derrière soi. On est ce qu’on dit. »

 

Quel regard portez-vous sur votre travail d’actrice avec les différents metteurs en scène que vous avez entre-temps côtoyés ?

 

Abke Haring : « Lorsque j’ai commencé à travailler avec Luk Perceval dans Het kouwe kind, je venais à peine d’achever mes études, et j’ignorais tout à fait pour quel type de rôle on ferait appel à moi. À l’époque, j’avais uniquement joué dans Nageslachtsfarce. Alors, j’ai bien observé les gens autour de moi, comme Koen van Kaam, dont je jouais la petite amie. Je ne pouvais rien faire d’autre qu’aborder cela de manière très intuitive. Je me souviens aussi que pendant un stage de Manou Kersting au Podium Modern, au cours de ma formation, je demandais sans cesse à Kristien De Proost si je jouais “juste”, si c’était bien ça qu’on me demandait. Je n’avais aucune idée de ce que c’était jouer.
Ensuite, Luk m’a demandé de jouer dans Turista. Le spectacle se déroulait au Bourla, la scène était jonchée de piquets, de miroirs et des couteaux, et au milieu, se trouvait un trou dans lequel les acteurs, qui avaient les yeux bandés, devaient tomber. Juste au-dessus de nos têtes étaient suspendus des projecteurs Svoboda brûlants. Je jouais une débile mentale qui parlait un dialecte néerlandais. Je m’agitais comme une possédée, je maigrissais, je mangeais trois bananes par jour. En fait, je me “donnais” beaucoup trop, mais je ne m’en rendais pas compte jusqu’à ce que je sois totalement surmenée. Parce que je n’arrivais pas à doser. Aujourd’hui, je sais que je ne peux pas aller trop loin. Depuis, j’ai acquis une sorte de sonnette d’alarme intérieure, je fais du sport aussi et je surveille mon alimentation. »

 

Entre-temps, vous avez effectué tout un parcours avec Guy Cassiers, de Mefisto for ever, Atropa, Sang & roses à Hamlet vs Hamlet à présent. Où résident les grandes différences selon vous ?

 

Abke Haring : « La grande différence est que Luk comprend la psyché et joue avec cette connaissance. Guy la comprend aussi, mais il contient cette connaissance. Il la garde pour lui. Et il maîtrise le matériau. »

 

Qu’est-ce que cela signifie pour vous en tant qu’actrice ?

 

Abke Haring : « Qu’avec Luk, j’étais toujours sur mes gardes. Je me demandais chaque jour ce qu’il allait exiger de moi, ce qu’il y aurait dans l’air. C’est angoissant, crispant. Se demander ce qui va se passer aujourd’hui, s’il va falloir se déshabiller, s’embrasser, crier, se battre, si une pression émotionnelle va s’exercer ?

Avec Guy, cette question ne se pose pas. En premier lieu, la question est de savoir si on va apparaître sur scène ou pas. Et puis, au bout de quelque temps, on se demande ce dont on est soi-même en mesure, ce qu’il faut donner, ce qu’on peut faire. Avec Guy, il s’agit beaucoup plus de faire spontanément ce qu’on a à faire que d’attendre qu’on vous le demande… Luk est aussi un metteur en scène très silencieux, mais on sent bien qu’il y a des émotions dans l’air qui ne cherchent qu’à s’extérioriser. Avec Guy, il faut soi-même faire appel à ses sentiments. II ne va pas le demander.

Ce que j’ai reçu de Guy, c’est que je peux lui donner une sincérité crue, sans retenue. Pas de circonspection. C’est d’ailleurs ce qu’il m’a demandé pour Sang & roses. Au début, je lui demandais les mots justes, alors il m’a répondu : “Commence par une sensation de sécurité.” C’est le registre que j’ai joué. Me voilà donc plantée sur scène, le rideau encore baissé, et j’ai pensé “sécurité”. Je crois qu’on obtient alors quelque chose de très sincère, parce qu’on se sent en sécurité, il ne faut rien jouer. On est en sécurité. Cela a commencé avec mon rôle d’Iphigénie dans Atropa. Fragilité était alors le maître mot. »

 

Y a-t-il un maître mot pour Hamlet ?

 

Abke Haring : « Oui, mais je ne peux pas encore le divulguer. »

 

Où en êtes-vous pour le personnage de Hamlet, maintenant que vous répétez depuis quatre semaines ? Qui est ce Hamlet ?

 

Abke Haring : « Je n’ai aucune idée. Je ne m’en préoccupe pas et ne souhaite pas m’en préoccuper. »

 

Pouvez-vous tout au moins dévoiler quelque chose sur la manière dont vous l’abordez en ce moment ?

 

Abke Haring : « Je cherche une traduction de quelque chose de très intime. J’essaie de la chercher dans une atmosphère rassurante. J’essaie de me voir, de voir où j’en suis et qui je suis. Je tente de sonder mes propres sentiments, de les retenir. Je le fais d’abord seule, en privé. Quand je répète, je maîtrise déjà cet aspect-là. Quand je me sens en sécurité, entourée de personnes bienveillantes, c’est ce qui sous-tend mon jeu, qui est alors très fortement axé sur le moment, sur l’instant même. Si je ne me sens pas en sécurité, je ne joue pas bien.
C’est différent pour chacun. Les acteurs du Toneelgroep Amsterdam [la moitié de la distribution de cette coproduction vient du Toneelgroep Amsterdam, NDLR] osent sérieusement se “lancer” quand ils disent le texte. Je crois que je me “lance” surtout entre mes parties de texte. C’est important pour moi d’avoir ce texte, mais surtout de savoir qu’en dessous se trouve tout autre chose encore et dont je peux me servir.
Ce que je ne veux en tout cas pas faire, c’est jouer avec le texte à partir de la question : qui est Hamlet ? Me dire que c’est un adolescent de quatorze ans qui marche ou se tient d’une certaine manière et me demander ce qu’il ressent… Je ne veux vraiment pas l’aborder de la sorte, mais réellement jouer sur l’instant. »

 

Comment cela se passe-t-il concrètement ?

 

Abke Haring : « Nous travaillons de manière très fragmentée dans ce processus de répétitions. Quand Guy veut commencer une scène – ce qui représente chaque fois un saut dans le vide pour moi –, je lui demande ce que Hamlet vient de vivre précédemment. Dans ce cas, il venait de se disputer violemment avec Ophélie. Voilà qui me suffit comme information. Et dans ma tête résonne : dispute, sensation de grande solitude… Je me maintiens dans ce mode, je prépare les mots, je me plonge dans ce sentiment et tout se rejoint. Quand on connaît bien le texte, on est vraiment en mesure de maîtriser cet état.
Dans Sang & Roses, je jouais Jeanne d’Arc, et j’avais un monologue à dire assise par terre au fond de la scène. Beaucoup réside alors dans ma respiration, qui comporte énormément d’émotions d’après moi. On peut accélérer sa respiration ce qui exalte les émotions, ou on peut respirer calmement. Ce monologue commençait par : “Seule, abandonnée et trahie…” et dès que les mots me venaient, j’en avais le contrôle. »

 

Mais quand vous étudiez un rôle comme Hamlet, il vous faut quand même avoir une certaine idée du personnage ?

 

Abke Haring : « Non, tout simplement pas. J’ai bien sûr un secret, mais je ne le dévoilerai pas. Certaines scènes me tiennent à cœur, comme celle entre Hamlet et sa mère. La relation à la mère est un terrain sensible chez moi et Tom Lanoye le sait. Il n’a pas écrit cette scène par hasard : une mère, un enfant, une mère qui trahit l’enfant. Voilà ma source. Ce dialogue prégnant comporte des choses que j’ai très envie de dire. Récemment, nous l’avons répété dans le grenier du Bourla, éclairé au néon, avec deux stagiaires assis derrière la table : peut-on se mettre plus à nu ? Combien de seuils faut-il franchir ? Néanmoins, je sais précisément où je veux en venir avec cette mère : il faut que nous nous touchions. Voilà ce que je veux. Qu’elle avoue son crime, qu’elle l’expie, qu’elle montre du remords. Tout cela me parle. »

 

Votre manière de jouer touche par son intensité physique qui confère une grande lucidité au texte. Comment parvenez-vous à assembler ce puzzle ?

 

Abke Haring : « Je ne l’assemble pas. Ma vie est ainsi. Je peux pleurer à la vue d’une feuille d’un très beau vert. Toute mon existence est d’une intensité insensée. Je suis comme ça. Pourquoi jouer ? Parce qu’on me le demande. Parce que j’ai découvert que cela peut être une profession. Parce qu’on l’apprécie. Je me dis que pour ma part, cette pièce est digne d’être vue. Et une fois de plus. Et encore. Sinon, je n’aurais jamais osé l’entreprendre. C’est quelque chose de très personnel, mais parce que ça se déroule dans le cadre de l’institution du théâtre – avec ses codes de portes qui s’ouvrent et de lumière qui s’allume – je veux bien qu’on voie cette pièce. Mais c’est de grande valeur, c’est très précieux. C’est quelque chose de profondément sincère que je n’ai jamais appris à protéger. Je suis parfois très jalouse de ceux qui sont capables de “jouer” tout ça. »

 

Êtes-vous en train de me dire que vous ne jouez pas ?

 

Abke Haring : « En effet, je ne joue jamais. Je n’en suis pas capable. Je ne le veux pas non plus. À chaque fois, je me donne à fond. Sur scène, tout le monde autour de moi le sait. Ça reste ambivalent : je ne joue pas, mais les autres jouent et nous nous côtoyons. Je me demande alors qui ils sont, et me dis que ce n’est pas leur jeu que je veux voir, mais eux-mêmes. Entre-temps, j’ai toutefois appris que jouer simplement peut parfaitement faire l’affaire. Néanmoins, j’avoue que je ne rencontre réellement que très peu de gens sur scène. C’est pour cela que j’ai toujours une certaine gêne par rapport à mon approche. »

 

Votre propre œuvre est souvent associée à la performance alors que vous êtes une actrice extrêmement langagière. Comment l’expliquez-vous ?

 

Abke Haring : « Quand je crée mes propres spectacles, je trouve le silence ce qu’il y a de plus éloquent. C’est aussi mon attitude dans la vie : ressentir et être. Je bavarde bien sûr beaucoup, mais c’est parce que je suis entourée de gens. Ressentir et être me correspond beaucoup plus. Le silence permet tant de choses : la façon dont on se regarde, l’endroit où on se trouve, très près ou très loin ? L’attitude qu’on manifeste : est-on sûr de soi, ou au contraire, peu sûr de soi ? Voilà ce qui compte pour moi. Il en va de même pour les photos… J’aime les photos sur lesquelles n’apparaissent pas d’êtres humains. Les photos non plus ne parlent pas, ou plutôt, elles parlent en silence.
Comme je veux communiquer beaucoup de choses et que j’utilise la parole pour cela, j’ai un problème. Car les mots ont une couleur, un passé, une position, ils évoquent chacun une image différente, etc. Au fond, je préférerais réaliser des images ou créer des mouvements, et malgré tout, ce sont toujours des mots qui émergent. Qui plus est, il y a beaucoup trop de mots et je veux raconter beaucoup trop de choses, notamment des sentiments, des moments, des pensées, des pauses de respiration, ma tête en déborde… Et il faut réduire tout cela en mots. Et dans le moins de mots possible, parce que le verbiage ne couvre pas le contenu. Rien ne le contient, il faut autre chose pour le contenir, à savoir le corps… »

 

Le terme de « trip » est souvent utilisé pour faire référence à votre théâtre ? Cela vous convient-il ?

 

Abke Haring : « Au début, je trouvais que c’était n’importe quoi, mais je comprends aussi qu’il faille donner un nom à mon approche. Maintenant, j’en suis très satisfaite, parce que ce terme donne une bonne référence aux gens. Surtout pour HOUT, où j’ai plus que jamais travaillé sur le fil du rasoir. Ce spectacle m’a ouvert les yeux, parce que j’ai réellement osé faire tout ce que je voulais, à savoir lui donner des couleurs. Quand je repense à ce spectacle, je ne vois que des couleurs : de la couleur du crépuscule au bleu clair en passant par des teintes de rouge. C’était un tableau. J’aimerais faire dix spectacles comme celui-là et puis mourir. Il s’agit bien entendu de relations humaines, mais je ne veux pas juste les aborder, je veux les évoquer à un niveau inconscient. Dans ce sens, la référence au “trip” me paraît appropriée. »

 

Quand vous travaillez vos propres textes avec d’autres acteurs, à quoi consacrez-vous le plus d’attention ?

 

Abke Haring : « Quand j’ai commencé à travailler avec Han Kerckhoffs au spectacle FLOU, il m’a demandé de lui expliquer très clairement ce que j’attendais de lui. Il trouvait que c’était une étrange manière “d’être” sur scène. N’ayant pas de mots pour lui expliquer clairement la façon dont je souhaitais qu’il soit, qu’il se tienne sur scène, nous nous sommes mis à faire des improvisations très gênantes. Jusqu’à ce jour, je suis toujours en train d’apprendre la manière d’expliquer ou de nommer ce que je recherche. Qu’est-ce que j’entends précisément quand je demande à quelqu’un de se tenir debout ? En outre, il faut que l’acteur puisse le faire en se sentant libre, parce que c’est ce que j’éprouve quand je me tiens sur scène. Libre de faire ce que je veux, de décider si je reste immobile ou pas. Dans ces improvisations avec Han, j’ai utilisé des ballons, des caisses, des costumes. Chemin faisant, nous avons atteint une sincérité réciproque absolue. Nous avons compris que c’était cette sincérité, cette sensibilité l’un pour l’autre qu’il nous a fallu trouver. À partir de là, nous avons pu travailler le texte : regarder, non pas se regarder l’un l’autre, mais regarder de l’avant. À mesure qu’il y avait de moins en moins de texte dans le spectacle, il était de plus en plus question pour lui de pure sensation, de ressentir les choses physiquement : marcher lentement, se mouvoir… Après chaque représentation, il fallait qu’on échange un regard, ce qui le rendait très émotif. D’une certaine façon, tout cela était très nouveau pour lui et ça me rend vraiment heureuse, parce que Han est un acteur tellement expérimenté. »

 

Vous-même avez une présence physique très appuyée dans vos propres productions…

 

Abke Haring : « Dans mes propres productions, je suis une sorte de traductrice : “Osez voir !” Voilà ce que je joue au fond. J’essaie qu’on me regarde, qu’on garde le regard rivé sur moi. Dans HOOP, le personnage principal est désespéré. Il s’agit de quelqu’un qui voudrait obtenir quelque chose (d’une mère), mais qui échoue. Elle dit : “Parle-moi, montre-toi.” Mais elle n’obtient rien. Dans Linoleum/speed – un dialogue entre une fille et sa mère – la fille se dit : “Je suis forte, je suis forte, je vais mettre un point final à cette affaire.” Mais ce point dure très longtemps. Kortstond – une pièce sur deux frères et une maison – aborde la question du déjà vu, le fait de porter un regard rétrospectif sur le déroulement des choses. FLOU – à propos d’un homme et d’une femme – traite de l’impossibilité d’être ensemble et de la façon dont être ensemble rend tout impossible. TRAINER est une quête de compréhension, d’en surmonter la peur et de finalement l’admettre. C’est ce qui m’occupe beaucoup en ce moment, la compréhension, la spiritualité. »

 

Pouvez-vous expliciter ?

 

Abke Haring : « C’est peut-être étrange, mais c’est ainsi que dans HOUT, j’ai sciemment glissé quelque chose sous le spectacle : je marche le long des chaises et j’y dépose une pensée. C’est aussi comme ça que je joue. Je lance une toile sur les gens qui m’entourent et avec ceux qui en sont capables, je fais un exercice inconscient. Parfois, les gens m’accostent après la représentation et me disent : “Je sais quel registre vous abordez, je l’ai vu. Vous abordez la spiritualité.” C’est magique. Ça me rend très heureuse. La méditation, voilà ce qui occupe mon esprit. L’esprit est quand même une chose très particulière. Jouer du théâtre y est aussi lié : brosser les grandes lignes avec le public, des lignes qui convergent, c’est une toile. Parfois, je monte sur scène et me dis : “Je suis le chef. Maintenant, vous me rejoignez.”
C’est ce que je trouve tellement intéressant dans le jeu d’acteur, c’est que ça concerne le corps, l’esprit, l’ici et maintenant, la séduction… Si on ne voit pas tout ça, on est très malheureux en tant qu’acteur de théâtre. Toucher ce substrat spirituel est la récompense ultime et c’est pour cela qu’interpréter Jeanne d’Arc était tellement satisfaisant. Parce qu’elle est un emblème de spiritualité, elle entend des voix. Je pouvais invoquer dieu ; non pas que je sois préoccupée par dieu, mais invoquer quelque chose, oui, ça je le désire. Parler avec des esprits invisibles, alors je me sens comme poisson dans l’eau. C’est ce qu’il faut me laisser faire. »

 

Pouvez-vous trouver et reproduire cette même intensité soir après soir ?

 

Abke Haring : « C’est un exercice bouddhiste ; c’est être dans l’ici et maintenant. C’est la seule chose qu’on puisse faire. En tant qu’acteur, on est l’instrument du moment présent. Être soi et transmettre au public ce qu’il y a à ce moment précis, ce qui est dans l’air. Voilà ce que c’est jouer. C’est tout, me semble-t-il. Tailler son instrument et se tenir prêt. Prêt et ouvert, et y aller. Ouvert et dans le moment présent. C’est comme ça que je joue. »

 

Publié dans Etcetera #136, mars 2014

 

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